La nuit n’était jamais noire à Cair Paravel. Des lumières multicolores et scintillantes éclairaient en permanence la ville, repoussant les ténèbres au loin. Cette poésie lumineuse et rassurante était probablement ce que Hye Mi préférait à Éliora. Elle ne se lassait pas de l’observer depuis la baie vitrée de l’appartement qu’elle partageait avec Young Jae et Young Nae, toujours aussi fascinée qu’à ses premiers jours dans le monde fantastique. Car Hye Mi était ce que les Éliorians appellent une « Anthropo », une terrienne happée par un portail et débarquée à Éliora sans d’autre choix que d’y rester. Hye Mi bénissait chaque jour le curieux hasard qui l’avait arrachée à son monde natal.

Son arrivée à Éliora était probablement son souvenir le plus heureux. Pourtant, aussi clairement que si cela s’était passé hier, elle revoyait le sang tâchant la neige immaculée. Son manteau dont une manche pendait lamentablement, arrachée alors que son père l’empoignait violemment. D’après la douleur, son bras avait l’air cassé, ses cuisses et ses côtes étaient devenues bleues sous les coups, et ses cheveux étaient en bataille. Hye Mi n’avait que 11 ans, la bouche en sang et déjà plus aucun espoir pour son avenir.
Ses parents l’avaient battue avec plus de rage que jamais et la petite fille avait tant bien que mal réussi à s’enfuir. Elle errait dans une ruelle du quartier de Incheon où ils habitaient, attendant dans le froid que l’orage passe. On s’habitue à tout, et Hye Mi était habituée à cette violence quotidienne.

Ses parents voulaient un enfant. Un garçon. Evidemment elle les avait déçus dès les premières minutes de sa vie. Entre les regrets formulés à mi-mot « Ha ! Si seulement tu avais été un garçon… » et les remarques sur le fils exemplaire du couple voisin, Hye Mi s’efforçait de plaire et de gagner leur affection. En vain. Lorsque des difficultés financières firent leur apparition, les premiers coups tombèrent. Première absence de l’école le temps que les marques disparaissent. À partir de ce moment, ses parents se mirent à se défouler sur elle. De plus en plus souvent. La petite fille sage et brillante devint complètement effacée et craintive. Si Hye Mi excellait au jeu du « cache-cache », c’était parce qu’elle devait se planquer dans l’appartement pour éviter les crises de rage de ses parents. Si Hye Mi refusait de participer aux cours de sport c’était parce que la tenue réglementaire aurait laissé apparaître les marques des violences qu’elle subissait. Si Hye Mi ne supportait plus aucun contact physique c’était parce qu’elle ne pouvait réprimer un mouvement de recul dès qu’on s’approchait d’elle. Ses parents l’isolaient, lui interdisant de parler à quiconque et promettant toujours plus de coups si elle avait le malheur de se confier à quelqu’un. Elle vivait dans un sentiment diffus et oppressant de terreur permanente.

Ce soir-là, Hye Mi s’était assise sur le trottoir enneigé, tâchant de s’essuyer le visage avec un mouchoir. Elle serrait contre elle le livre, emprunté sans autorisation parentale à la bibliothèque, qui avait été le point de départ de la crise. Si elle avait survécu jusque là c’était bien grâce à la lecture qui lui procurait une échappatoire. Dans les livres, une infinité de mondes imaginaires s’offraient à elle et elle aimait s’y perdre, même rien qu’un instant, oubliant l’horreur de sa vie réelle.  Elle n’avait jamais osé rêver qu’un livre l’emporterait vraiment dans un autre monde. Mais lorsqu’elle ouvrit l’ouvrage qui lui avait valu tant de douleurs, elle fut transportée en un clin d’œil dans un tourbillon visuel qui s’acheva presqu’aussitôt, la laissant étourdie et endolorie dans une forêt inconnue. Elle était au bord de l’inconscience lorsqu’un jeune homme l’avait rattrapée délicatement et tentait de la maintenir éveillée en lui parlant d'une voix calme.

C’est ainsi que Hye Mi avait atterri dans un parc de Cair Paravel et que Lim Young Jae et sa sœur Young Nae l’avaient recueillie. Ils restèrent auprès d'elle tout au long de l'hospitalisation que nécessitait son état. Ils refusèrent de la laisser intégrer un orphelinat malgré les recommandations de l’administration Éloriane et décidèrent de l’accueillir chez eux. Ils lui offrirent bien plus qu’un toit et une éducation décente, Young Jae et Young Nae dévirent sa famille. Hye Mi découvrit avec eux ce qu’une affection sincère et tendre pouvait signifier. Elle leur devait tout ce qu’elle était aujourd’hui et la gratitude qu'elle éprouvait à leur égard n'avait d'égal que l'amitié profonde qu'ils partageaient. La patience et la douceur dont ils firent preuve avec elle l’aidèrent à se reconstruire. À vivre. Et à espérer à nouveau.

Son passé d’enfant battue a néanmoins laissé des séquelles dans le caractère de la jeune fille. Hye Mi supporte mal les contacts physiques en général ou la proximité d’inconnus dans la foule, aussi elle évite les lieux trop fréquentés ou les horaires de pointe pour visiter la ville. Bien que brillante, elle reste effacée et discrète, parlant peu et tentant d’attirer le moins possible l’attention, par reflexe de protection. Hormis quelques rares personnes, Hye Mi a énormément de mal à accorder sa confiance aux gens, s’attendant toujours au pire. Elle a donc beaucoup de mal à nouer des relations, même si elle fait des efforts pour tenter de devenir un peu plus indépendante vis-à-vis de Young Jae et Young Nae.
La violence la tétanise et son incapacité à réagir pour se protéger par elle-même l’horripile au plus haut point. Dure avec elle-même, elle s’en veut de n’avoir su être qu’une victime.

Passionnée par le nouveau monde dans lequel elle vivait à présent, Hye Mi avait développé très tôt un intérêt pour l’histoire et la géographie d’Éliora. Les ouvrages de la bibliothèque des Lim n’eurent bientôt plus de secret pour elle et, avide de nouvelles lectures, elle devint bientôt une des meilleures clientes des nombreuses librairies de la ville, cherchant à se documenter sur tous les domaines liés à la vie à Éliora. Élève assidue et sérieuse, elle orienta ses études universitaires vers l’Histoire, rêvant de comprendre chaque rouage du merveilleux monde qui l’avait accueillie, et passait régulièrement de nombreuses heures à visiter la capitale, pour observer la vie fascinante des habitants.

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